Splann ! : média indépendant et breton qui lutte contre la désinformation

La rédaction de Splann, près de Guingamp ; Julie Lallouët-Geffroy à gauche (en rouge) , Faustine Sternberg (en bleu) , Juliette Cabaço-Roger (en bleu), et Caroline Trouillet à droite, le 28 avril 2025.

Lancé en 2020 par un groupe de journalistes engagé.e.s, fatigué.e.s d’être menacé.e.s par les géants de l’agro-industrie, Splann ! est une association dédiée à l’investigation journalistique en Bretagne. Rencontre avec l’un de ses journalistes, Pierre-Yves Bulteau.

Ces dernières années, le « backlash » écologique est partout dans les médias. Pouvez-vous nous donner votre définition de ce phénomène ? Est-il particulièrement marqué en Bretagne ?

Est-ce que ce « Retour de bâton écologique » est plus fort en Bretagne ? Je ne sais pas. En revanche, ce que je sais, c’est que lorsque nous sortons une enquête, par exemple dernièrement sur les lycées agricoles bretons, les coopératives agricoles et de l’agro-industrie réagissent

Ces dernières ne souhaitent jamais répondre à nos questions. En revanche, dès que l’enquête sort, nous sommes critiqués. Ils nous disent que nous faisons mal notre travail, que notre « focal est trop petite », que ce n’est pas représentatif de la réalité, que nous n’aimons pas la Bretagne et l’industrie. Évidemment, ces commentaires nous sont adressés en public, sur nos publications Instagram et LinkedIn qui annoncent les sorties de nos enquêtes.

C’est peut-être cela le Backlash : avant, on arrivait à parler quasiment avec tout le monde, avec plus ou moins de difficultés, mais aujourd’hui, certains interlocuteur.ices nous ferment clairement leurs portes.

Pouvez-vous nous parler de votre media Splann ! : pourquoi et par qui a-t-il été créé ? Qui sont ses auditeurs/lecteurs ?

Splann !, je dis toujours qu’il n’aurait jamais dû exister.

Il faut revenir à mai-juin 2020, nous sommes tous en train de sortir du confinement, la vie reprend, et notamment les salons du livre. Inès Léraud, qui, à l’époque, est en promotion pour sa BD Algues Vertes, est invitée pour un Salon du livre dans une commune bretonne dont le maire est agriculteur. Au dernier moment, elle est déprogrammée, parce-que le maire estime que ce n’est pas possible de faire venir quelqu’un qui accuse autant la région et les agriculteurs.

A côté de ça, Morgan Large, qui travaille pour Radio Kreiz Breizh sur l’agro-industrie depuis plusieurs années, vit des choses assez graves. Depuis quelques temps, son chien et ses chevaux sont empoisonnés.  Elle découvre même un jour que quelqu’un a déboulonné ses roues de voiture…

En réaction à ces deux histoires, on a décidé de lancer une pétition pour dire « ça suffit », on ne peut pas être menacé ainsi parce qu’on travaille sur l’agro-industrie.

Grosse surprise pour nous, à l’époque, tout le monde est connecté, donc notre pétition reçoit des dizaines et des dizaines de milliers de signatures, de vues, dont beaucoup venant de journalistes nationaux et locaux, de grands quotidiens régionaux, qui nous disent en OFF que ce qu’on vit là, eux  le vivent aussi dans leur rédaction, mais à bas bruit : les sujets sur l’agro-industrie sont très rarement validés par les rédactions en cheffe.

Au vu de cet élan et de tous ces témoignages, on s’est dit qu’on allait créer notre média, Splann ! pour pouvoir mettre en valeur toutes ces histoires.

Aujourd’hui Splann ! est un média en ligne totalement gratuit.

Évidemment, l’investigation  a un coût, donc nous nous sommes basés sur le principe du média Disclose, qui travaille exclusivement avec des donations. 72% de notre modèle économique repose donc sur les dons, qui proviennent essentiellement de donateurs régionaux. Le reste est essentiellement financé par des bourses : celles du Fond pour une presse libre, du Fond du journalisme européen. En revanche, nous ne recevons aucun argent public, aucun argent de collectivités, ni d’annonceurs, pour n’avoir aucune contrainte éditoriale.

Notre budget annuel nous permet aujourd’hui de faire vivre une rédaction de six salariés et une dizaine de pigistes sur la région Bretagne.

Nous sommes également un média bilingue, puisque nos articles sont disponibles en français et en breton.

Enfin, notre autre particularité, est de travailler avec des partenaires éditoriaux. Pour que nos enquêtes aient le plus d’impact possible, elles sont reprises par Mediapart, Reporterre et France 3 Bretagne. Ces partenaires nous donnent une visibilité et nous paient une pige, ce qui assure un impact certain à nos enquêtes.

Selon vous, quel rôle spécifique les médias indépendants comme Splann ! doivent-ils jouer pour contrer la désinformation ou la minimisation des enjeux écologiques ?

Cette question, on nous la pose à nous, média indépendant, mais il faudrait surtout la poser aux autres médias. Les médias indépendants font simplement du journalisme tel qu’on nous l’a appris en école de journalisme. C’est-à-dire : des faits, des sources recoupées, vérifiées, etc.

La force des médias indépendants, c’est aussi le territoire, et les rencontres qu’on y fait. Une enquête aux États-Unis l’a très bien montré :  dès lors que les médias intermédiaires, régionaux, communautaires disparaissent, ce sont les réseaux sociaux, les fake news, ceux qui parlent le plus fort qui sont entendus. Trump a d’ailleurs été réélu à la suite de la disparition des médias régionaux et indépendants américains. Nous sommes un maillage du journalisme qui fait que les gens vont peut-être plus écouter Splann ! que regarder CNEWS, je crois que c’est ça notre rôle.

Splann ! est-il confronté à des pressions, critiques ou tentatives de discrédit de la part des acteurs locaux et/ou nationaux ?  Pouvez-vous donner un exemple et expliquer comment vous y répondez ?

Tout le temps. Nous sommes soumis aux critiques au quotidien.

Les pressions, ce sont par exemple pendant une enquête, des interlocuteurs, assez puissants, qui refusent de vous parler, mais vont aussi donner des consignes à d’autres pour qu’ils ne parlent pas. La pire des pressions pour un journaliste, c’est la loi du silence, c’est-à-dire quand des sources ne peuvent pas parler parce qu’elles ont peur. Or le journalisme, rigoureux et honnête, se base sur la parole et les données des individus, sinon cela s’appelle de l’opinion, et nous on ne fait pas de l’opinion, on fait de l’information.

Je peux vous donner deux exemples concrets de situations auxquelles on a dû faire face :

On a sorti un article intitulé « Copains comme cochons », dans lequel on a réalisé l’organigramme du lobby porcin, pour montrer où sont les acteurs du porc en Bretagne, c’est-à-dire à peu près partout dans les instances. Cet article a donné lieu à un dépôt de plainte de la part de Philippe Bizien président d’Inaporc, une personnalité influente dans le domaine porcin. C’est ce qu’on appelle une procédure-bâillon. Nous avons dû préparer notre défense, payer une avocate, ce qui représente un budget conséquent pour un média de notre taille. On perd beaucoup de temps et d’énergie. L’objectif est de nous faire taire, alors-même que la justice nous a donné raison, en prononçant la nullité de la plainte, sur la forme.

Autre exemple : on a sorti une enquête sur le système de santé breton en septembre dernier, et alors que les établissements publics sont dans l’obligation de publier leurs procès-verbaux de conseil de surveillance et que la CADA (Commission d’Accès aux documents Administratifs) nous a donné gain de cause, des hôpitaux nous ont attaqués pour procédure abusive.

Comment le public breton réagit-il à vos enquêtes environnementales ? Avez-vous remarqué une évolution de la confiance, de l’intérêt ou au contraire de la défiance ?

Oui, on remarque un certain intérêt pour notre travail. Par exemple, nous avons fait un appel aux dons pour faire face aux dépenses induites par la  procédure Bizien. En trois jours, nous avons reçu 60 000€. Cela montre qu’une partie de la communauté voit un intérêt dans notre travail et nous soutient.

On mesure aussi l’impact par le fait que chacun de nos événements est complet : on a fêté nos cinq ans en juin dernier avec des tables rondes, des débats, des concerts à Châteaulin, on était archi-complet, on a dû refuser du monde ; on organise des tables rondes ou des débats un peu partout en Bretagne, par exemple Nicolas Legendre, membre de Splann ! et auteur de « Silence dans les champs », a rempli une salle de 500 personnes.

On remarque aussi qu’on n’a jamais autant reçu de témoignages et d’alertes de citoyens sur notre boîte mail sécurisée qu’aujourd’hui. On a tellement de demandes, qu’il ne nous est pas toujours possible de répondre à toutes et tous.

Le fait que Splann ! soit un média bilingue en breton, nous apporte également beaucoup de soutiens.

On peut souligner aussi en termes d’impacts qu’on a des liens privilégiés avec les radios de la CORLAB, ce qui nous permet également un relais sur les ondes.

Comment envisagez-vous l’avenir pour votre média ?

Nous sommes actuellement dans une bonne dynamique, mais notre avenir va beaucoup dépendre de 2026 et de 2027. L’extrême-droite et la droite dure ont d’ores et déjà annoncé qu’ils casseraient la politique de défiscalisation des donations pour casser les ONG et les médias indépendants. Donc si cette loi passe, notre avenir risque d’être beaucoup plus incertain, étant donné que notre modèle économique repose essentiellement sur les donations.

Selon vous, quelles pistes d’actions pourraient aider les médias à mieux résister au backlash écologique ?

Chez Splann !, on fait de l’EMI (Éducation aux Médias et à l’Information) dans les collèges et lycées. C’est une manière de travailler l’esprit critique des jeunes citoyens. L’objectif, c’est de leur donner des outils pour qu’ils soient en mesure de repérer les fake news, les backlashs.

De nombreux médias indépendants proposent ce genre de choses, ce qui nous permet de préserver notre pacte républicain et démocratique. C’est quelque-chose qui fonctionne bien. Il y a quelques mois, on a organisé une action au collège Prévert à Guingamp, qui est bioclimatique, biosourcé, etc. Mais ce n’est pas pour autant que les enfants ont compris tous les enjeux qu’il y avait derrière. On a alors réalisé un podcast dans lequel ils expliquent pourquoi leur collège est très intelligemment pensé, ce qui a permis aux jeunes de s’ouvrir à des horizons socio-écologiques, et peut-être qu’ils tomberont moins dans les pièges par la suite. On légitime aussi le fait que chacun et chacune peut avoir des questions, qu’il faut les poser, et qu’on est en droit d’attendre des réponses.

Quels sujets environnementaux ou sanitaires vous semblent aujourd’hui insuffisamment traités par les médias, et que vous souhaiteriez voir davantage mis en lumière ?

Je ne sais pas s’il y a des sujets insuffisamment traités, mais je pense que notre rôle, est de continuer à les traiter. Par exemple, quand on a travaillé sur l’agro-industrie et les coopératives on s’est rendu compte que dans cette mécanique agricole, il y avait quelque chose qui se jouait avec les lycées, d’où notre enquête sur les lycées agricoles bretons

Il faut savoir qu’une enquête chez nous, c’est entre 4 et 6 mois de travail, et on travaille toujours en binôme : un.e journaliste de la rédaction avec un.e pigiste. Ensuite, il y a un comité éditorial, composé de journalistes bénévoles, qui eux s’occupent du suivi éditorial, et on travaille également avec des illustrateur.ices qui illustrent nos enquêtes et avec quelqu’un qui traduit nos articles en breton. In fine, derrière un article, il y a deux signatures, mais en réalité, il y a Au moins six contributrices.teurs, ce qui nous permet de produire des articles solides, qui sont vérifiés à multiples reprises.